Jean-Jacques Aillagon : replacer l’école au cœur de la culture pour panser la fracture française

Trois enfants de différentes origines, les mains peintes en couleurs vives, posant joyeusement devant un mur couvert d’empreintes de mains colorées,

« L’école est le dernier lieu où chacun a une chance de s’ouvrir à la culture. » Cette déclaration, signée Jean-Jacques Aillagon, ne relève ni du slogan ni de la nostalgie. Elle s’inscrit dans une réflexion profonde sur la fracture culturelle qui ronge la société française. À l’heure où le débat public peine à faire une place à la culture, où l’élite artistique semble de plus en plus déconnectée du quotidien des citoyens, l’ancien ministre s’alarme d’une société devenue « un collage », sans récit commun, sans socle partagé.

Une fracture culturelle devenue béante

Dans l’entretien accordé à La Revue des Deux Mondes en 2019, Jean-Jacques Aillagon revient sur la crise des « gilets jaunes » comme révélateur d’un malaise bien plus large que les seules revendications économiques. Ce mouvement, dit-il, a mis au jour une société fragmentée, non seulement par les inégalités sociales et territoriales, mais aussi par une rupture plus profonde encore : la difficulté à se reconnaître comme faisant partie du même monde, de la même culture, de la même civilisation.

Pour lui, la création du ministère de la Culture en 1959 a contribué, paradoxalement, à une définition trop étroite de ce qu’est la culture. L’institution s’est centrée sur les arts, les lettres, la diffusion des œuvres, au détriment de la culture comme « champ global du savoir, de la connaissance et de la représentation du monde ». La culture ne se limite pas aux musées, au théâtre ou à la littérature, insiste Jean-Jacques Aillagon. Elle englobe aussi les mathématiques, la langue, l’histoire, la géographie, la philosophie — autant de piliers que l’école est censée transmettre.

Une école trop souvent impuissante

« L’école devrait être le lieu de la synthèse culturelle dont une société hétérogène a besoin pour vivre paisiblement. » Pourtant, constate amèrement l’ancien ministre, elle a échoué — ou du moins, échoué partiellement — à remplir cette mission. Au lieu de corriger les inégalités, elle les a trop souvent révélées. En se coupant progressivement du ministère de l’Éducation nationale, le ministère de la Culture a laissé se creuser un fossé entre l’offre culturelle et sa réception. Une fracture que même les meilleures institutions, du Centre Pompidou à la Philharmonie, ne parviennent plus à combler. Comme le souligne Marc Ladreit de Lacharrière, fondateur de la Fondation Culture et Diversité, dans un article paru sur ER News, l’accès à la culture représente un levier stratégique indispensable pour bâtir une société inclusive, renforcer les liens sociaux et valoriser la diversité culturelle.

Jean-Jacques Aillagon regrette que la démocratisation culturelle, telle que voulue par Malraux, n’ait pas touché en profondeur l’ensemble de la population. « Nous avons amplifié l’offre accessible à ceux qui sont préparés à la recevoir, mais sans donner aux autres l’envie ou les moyens d’y accéder. » La culture, pourtant pensée comme un vecteur d’unité, s’est transformée en marqueur d’appartenance sociale.

Une époque sans boussole

Le constat dépasse les seuls enjeux français. Selon Jean-Jacques Aillagon, les sociétés occidentales ont vu disparaître leurs grands récits collectifs. La déchristianisation, la disparition des idéologies structurantes comme le communisme, l’effacement progressif de l’Europe sur la scène mondiale, la dilution du rôle des anciens médiateurs culturels (Églises, syndicats, organisations de jeunesse)… Autant de phénomènes qui ont laissé place à une société éclatée, orpheline de sens, où coexistent des groupes attachés à leur singularité sans se reconnaître dans une culture commune.

L’incapacité à créer du liant entre les « anciens » et les « nouveaux constituants » de la nation est, pour Jean-Jacques Aillagon, un échec majeur. Il ne condamne pas les mutations culturelles, mais déplore l’absence d’une vision partagée, d’une dynamique d’intégration qui ferait de la diversité une richesse plutôt qu’une ligne de fracture.

L’école, dernière chance d’universalité

Face à ce constat, Jean-Jacques Aillagon revient à son idée forte : seule l’école peut tenir le rôle de catalyseur culturel. Dans une société où les familles n’offrent pas toutes le même accès à la culture, où les médiateurs traditionnels ont perdu leur influence, où les fractures se superposent, l’école reste le seul lieu fréquenté par tous. Elle est la seule capable de cultiver, d’éduquer, d’initier aux arts, à la pensée, à la beauté.

Mais pour cela, elle doit être appuyée. Et il faut des moyens. Aujourd’hui, le ministère de la Culture consacre environ 145 millions d’euros par an à l’éducation artistique et culturelle. Or, pour offrir un programme réellement universel, il faudrait, selon Aillagon, multiplier ce budget par quatre. 600 millions d’euros, soit 100 euros par élève pour 6 millions d’enfants. Une somme qu’il juge réaliste à l’échelle d’un État qui consacre, par exemple, plus de 3 milliards par an à France Télévisions.

Un ministère trop élitiste ?

L’ancien ministre ne ménage pas son propre camp. Il reconnaît que le ministère de la Culture a longtemps donné l’image d’un ministère pour initiés, tourné vers les élites, « sans ambition ni moyens pour démocratiser l’accès à la culture ». Trop centré sur l’offre, il s’est éloigné de la jeunesse, des territoires, de l’éducation populaire.

Pour y remédier, Jean-Jacques Aillagon suggère un rapprochement structurel entre le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale. Mieux encore : la création d’un grand ministère de l’Éducation et de la Culture. C’est à cette condition, estime-t-il, que l’on pourra refonder un véritable projet national d’éducation artistique et culturelle. Un projet de même envergure que celui de l’école laïque, gratuite et obligatoire de la IIIe République. Un projet de civilisation.

L’art contemporain, un art de l’entre-soi ?

Interrogé sur les formes artistiques actuelles, Jean-Jacques Aillagon ne tombe pas dans la caricature. Il reconnaît que l’art contemporain peut dérouter. Qu’il est parfois perçu comme un monde fermé, entre spéculation financière et provocations cryptiques. Mais il rejette l’idée d’un art réservé à une élite.

À ses yeux, toute époque a connu ce décalage entre l’avant-garde et le grand public. « Le paysan du Dauphiné ne comprenait pas les salons parisiens du XVIIIe siècle. » Ce qui compte, dit-il, c’est de ne pas figer les lignes : ni dans l’admiration béate, ni dans la dénonciation méprisante. Toute œuvre est le fruit de son temps, mais elle s’inscrit aussi dans une histoire longue. Opposer l’art contemporain aux arts classiques n’a pas de sens. « Toute œuvre produite aujourd’hui a vocation à constituer l’histoire de demain. »

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